À l’issue de la journée d’étude “La lenteur”, organisée le 19 septembre dernier par les doctorants de l’UMR 9022 Héritages : Culture/s, Patrimoine/s, Création/s, les intervenants nous ont fait parvenir les résumés de leurs communications, que nous avons le plaisir de publier ci-dessous.
Allocution inaugurale
Temps et accélération : Réhabiliter la lenteur ?
Conceptualisation selon quelques théories sociales
Yves Laberge
Session 1 : Poésie et lenteur
Léon Paul Fargue, le temps à rebours
François Le Guennec
Session 2 : La lenteur comme thérapie
Le bricoleur : un flâneur outil en main dans un travail technique libre et autonome
Martin Dagois
Session 3 : Lenteur et création
La lenteur féconde de la marche dans le cadre d’une pratique de création littéraire qui implique collecte et performance
Juliette Laurent
Slowmo en autosuffisance ou un nouvel éloge de l’acte artistique lent !
Marie Julie
Session 4 : La lenteur à l’écran
Un cinéma qui prend du temps pour créer de la mémoire
Jimena Castañeda Febvre
Allocution inaugurale
Temps et accélération : Réhabiliter la lenteur ?
Conceptualisation selon quelques théories sociales
Yves Laberge
Dans nos sociétés valorisant aveuglément la vitesse, l’instantanéité et la technique au nom du progrès, on constate trop souvent que la lenteur est dénigrée, dévalorisée. Mais ne serait-il pas temps de reconsidérer, de tenter de réhabiliter la lenteur et d’adresser au culte de la vitesse les mêmes reproches que les critiques apportées au siècle dernier par des philosophes comme Jacques Ellul à l’endroit de la technique ? Sans nier la nécessité de ses avancées, Ellul la considérait comme de la poudre aux yeux, comme une stratégie à laquelle nul ne pouvait s’opposer. Et c’est cette incontestabilité de la technique qui était suspecte, selon le philosophe. Similairement, les bienfaits de la vitesse sont de nos jours devenus incontestables.
Il conviendrait de définir et de situer la lenteur comme un équivalent de l’élaboration savante et minutieuse des choses. De certaines choses. En d’autres mots : il faudrait reconsidérer la lenteur comme un synonyme de rigueur et de nuance, voire de Beauté dans l’Art. En voici deux exemples emblématiques. Au cinéma, les films d’Andreï Tarkovski sont des modèles de lenteur assumée et magnifiée au moyen du plan-séquence (une séquence filmée d’un seul trait, en un seul plan, en une seule prise de vue et sans montage) : nous sommes à l’opposé d’un thriller de James Bond. En musique, les compositions d’Arvo Pärt sont également à l’opposé des œuvres effervescentes du jeune Mozart, à qui l’on disait de son vivant qu’il y avait “trop de notes”.
L’objectif de cette journée d’étude est de conceptualiser la lenteur, de la définir et de comprendre comment celle-ci est perçue, positivement et négativement. Car le propre de notre analyse sera d’interroger la lenteur en fonction des perceptions que l’on s’en fait. C’est ce que propose la sociologie, qui s’intéresse aux préjugés et à la critique des nouvelles technologies, non pas par nostalgie, mais bien dans un souci de critiquer les engouements, les modes et les stratégies de marketing qui favorisent sans discernement la vitesse et le temps économisé.
Sur le plan théorique, nous empruntons à la sociologie de la culture, à l’épistémologie et aux études culturelles. L’approche méthodologique est qualitative et comparative. Le cadre théorique de cette recherche est transdisciplinaire.
Yves Laberge est sociologue et chercheur dans deux universités canadiennes. Il détient un doctorat en sociologie et a effectué son postdoctorat au CNRS, à Paris. Yves Laberge dirige les collections “L’espace public” et “Cinéma et société” aux Presses de l’Université Laval et il fait partie du comité de lecture de huit revues universitaires internationales. Ses travaux de recherche portent sur l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité et la synthèse des connaissances, mais également sur les études canadiennes et américaines, la sociologie de la culture, la sociologie de la santé, ainsi qu’en éducation à la citoyenneté.
Session 1 : Poésie et lenteur
Léon Paul Fargue, le temps à rebours
François Le Guennec
La conception du temps, pour Léon Paul Fargue, est singulière : le temps nous entoure, nous traverse, mais son écoulement inexorable est une illusion due à notre sensibilité. Qui s’en convainc est libre de voyager dans un sens ou dans l’autre. Dans sa vie, Fargue entretient une relation particulière au temps ; ses retards sont légendaires. Sa lenteur est due à la minutie qu’il apporte à sa toilette. Minutieuse est aussi la préparation des textes avant publication : il a toujours quelque chose à retoucher.
Enfant, Fargue a découvert la poésie dans le monde des insectes, des plantes et des objets. Pour eux, dont la sensibilité est errante, le temps est autre et il est très lent.
Les personnages de Fargue sont aussi des êtres de lenteur. Qu’il s’agisse d’aller dans le sens du temps, de prendre son temps ou encore de retourner en arrière, leur choix n’est jamais définitif. Leur lenteur peut traduire l’impuissance, le désespoir, la résignation. En témoignent les Poëmes (1912), Banalité (1929), ou encore Haute solitude (1941).
La vitesse pour Fargue est délétère. Les trains sont une menace ; l’accélération du temps, dont le progrès nous donne l’illusion, s’accorde mal avec la nature humaine. Les images ferroviaires s’allient souvent à des images de mort. Ainsi, Fargue prend son temps pour contrer cette menace. Il imagine des manœuvres destinées à contrer la mort, et même à faire revenir les êtres chers trop tôt disparus.
François Le Guennec est professeur de français à la retraite, spécialiste de la littérature féminine. Il donne actuellement des cours de littérature à l’Université du Temps Libre d’Orléans (UTLO), intitulés “Littérature et psychanalyse”, et “Choses dans la littérature et littérature des choses”.
Session 2 : La lenteur comme thérapie
Le bricoleur : un flâneur outil en main dans un travail technique libre et autonome
Martin Dagois
Le bricoleur est un travailleur manuel solitaire et autodidacte. La figure du bricoleur est construite en opposition à celle de l’ingénieur, homme de sciences érudit, qui a suivi un parcours d’études spécialisées, ce qui le rend à même de déterminer pour chaque réalisation technique quels seront les meilleurs matériaux, les meilleures techniques et outils à employer, ainsi que les meilleurs ouvriers qualifiés à embaucher sur une entreprise technique, dans une idée d’efficacité permanente. En cela, l’ingénieur est organisé et organisateur, à la tête du projet.
De son côté, le bricoleur œuvre seul, de façon volontaire, en dépit de ses nombreuses lacunes, tant théoriques que techniques. Le point de départ de son travail est souvent un raisonnement scientifique biaisé et erroné. Dans le cadre de sa méthode, il rencontre de nombreux imprévus, qu’il règle ou tente de régler au fur et à mesure. Le temps qu’il passe à la tâche est alors systématiquement rallongé, au rythme des accidents et maladresses.
Il apparaît alors que si l’on décidait de juger la valeur de sa méthode de travail à l’aune de la réussite technique, de l’efficacité et de la robustesse, le bricoleur passerait simplement pour un mauvais travailleur, lent et désorganisé, et dont le fruit du travail n’est pas concluant et porte en lui toutes les lacunes de son concepteur et réalisateur.
Mais le but réel du bricoleur semble tout autre. Au travail, le bricoleur s’octroie une temporalité précieuse, où il peut œuvrer à sa guise, en toute liberté, s’adonnant à une tâche sans injonction de rentabilité ni d’efficacité, en mettant au défi du réel ses élucubrations scientifiques. Il accepte l’idée de ne pas atteindre son objectif initial, travaillant finalement davantage pour créer un objet singulier plutôt que parfait, où le temps du travail compte plus que le résultat finalement obtenu.
À titre d’exemple, le travail de l’artiste belge Henri Van Herwegen, qui a mené sa carrière d’artiste sous le pseudonyme de Panamarenko, incarne parfaitement cette dernière idée. Ce plasticien s’est particulièrement focalisé, au cours de son travail de sculpture, sur la question du vol (The Aeromodeller, 1969-1971 ; Piewan [Deltavliegtuig ‘P1’], 1975 ; Mock Up, 1985 ; ou encore V1 Barada Jet, 1991) en travaillant à partir de matériaux hétéroclites, parfois de récupération, mais en tout cas jamais fondamentalement adaptés à la construction de véritables machines volantes. De plus, Panamarenko, n’avait pas suivi d’études d’ingénieur pour lui permettre de maîtriser les principes fondamentaux du vol. Enfin, certains de ses prototypes de machines volantes n’étaient pourvus que de mécanismes très sommaires (différents avions à pédales par exemple), voire sans aucune source d’énergie, pas même de moteur. Ainsi, il n’y a finalement aucun doute réel sur le possible fonctionnement des machines de Panamarenko, et l’on peut aisément considérer que l’artiste lui-même ne les a pas produites avec l’objectif de s’élever du sol. Il apparaît alors que cet ensemble de pièces sont à considérer comme des sculptures qui évoquent de façon symbolique un désir de liberté individuelle à travers la possibilité du déplacement, sans qu’il soit question de traiter le sujet des mobilités de façon globale, sujet qui occupe actuellement différentes collectivités territoriales.
Enfin, Panamarenko a travaillé sur cette série principalement dans les années 1970-1990, à une époque où les vols commerciaux commençaient à être assez démocratisés, la machine volante n’étant alors plus aussi novatrice qu’elle aurait pu l’être quelques décennies auparavant. Finalement, cette recherche personnelle sur la question du vol s’apparente principalement à une vaine utopie de liberté et un travail sur soi qui passe par la pratique technique, menés de façon autocentrée et pacifiste, sans aucune ambition mercantile. Panamarenko, à la manière d’un bricoleur anonyme, travaillait ainsi sur les machines volantes sans autre intention que la création de formes originales. Il s’offre ainsi, tout en concevant son art, un espace de travail libre, dans une temporalité qui lui appartient entièrement. À travers cette méthode de travail singulière, le fonctionnement réel de la machine construite n’est même pas à mettre en question.
Martin Dagois est diplômé de la faculté des Beaux-Arts de Porto et de l’Université Rennes 2 et actuellement doctorant en arts plastiques et enseignant à l’Université Rennes 2. Son projet de recherche-création porte sur le bricolage ou la “bricologie” comme geste créatif. Il a participé aux expositions “Tubo de Ensaios”, à la Faculté des Beaux-Arts de l’Université de Porto en 2018, “Espais temporalmente clausurats”, à Barcelone en 2022, ainsi que “Waterscapes”, à l’Université de Belfast la même année.
Des pluralités temporelles dans le soin psychique : une poétique des temps qui coulent, reculent, percolent, percutent et scintillent…
Férodja Hocini
La maîtrise du monde par la rationalité calculante sacrifie le monde humain au règne hégémonique de la norme, de la quantification et du rendement accélérés. Dans l’univers des soins hospitaliers, cet abandon à la férocité des chronomètres conduit aux cliniques du burn-out et au désarroi des soignants. Les lieux d’écoute et de soins psychiques s’inscrivant dans le temps long, comme la psychanalyse, sont en voie de disparition dans la plupart des institutions et apparaissent comme des îlots de résistance et de subversion. En attaquant la lenteur, les techniques managériales modernes attaquent en réalité les figures de la multiplicité, pour ne laisser que des séquences uniformisées et standardisées. Ainsi, elles attaquent en réalité ce “qu’il y a d’humain en l’homme” (Minkowski), qui n’est pas mesurable par les lois marchandes.
La lenteur est non seulement essentielle à notre espace commun, mais elle est aussi une condition du déploiement des temporalités multiples et plurielles : verticales, kaïriques, hasardeuses, imprévisibles, étranges et étrangères, paradoxales, inédites, conditions “réelles” de l’avènement de l’acte neuf et signifiant. La riposte au désenchantement du monde est poétique.
Bibliographie :
Bachelard G., La dialectique de la durée, Paris, Quadrige PUF, 1963
Bergson H., Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, GF, 2012
Dallaporta B., Prendre soin du prochain, Prendre soin du lointain, Paris, Bayard, 2021
Minkowski E., Vers une cosmologie, fragments philosophiques, Les Compagnons d’Humanité, Paris, 2021
Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1997
Férodja Hocini est psychiatre-psychanalyste. Après un master de philosophie à l’université Paris 10-Nanterre, elle prépare un doctorat en philosophie contemporaine à la Sorbonne sur “l’imagination inventive : poétique du soin, soin du poétique”. Elle est chercheure associée à la Chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et enseignante-chercheure en psychopathologie au Centre de recherches médecine, psychanalyse et société (CRMPS) à Université Paris Cité.
Session 3 : Lenteur et création
La lenteur féconde de la marche dans le cadre d’une pratique de création littéraire qui implique collecte et performance
Juliette Laurent
Mon projet de recherche en pratique et théorie de la création littéraire se concentre sur le motif des pas, ceux qu’on fait en marchant, en trébuchant, en flânant. Dans le cadre de ce doctorat, en usant notamment de ma pratique de comédienne, j’interroge ces gestes ordinaires et révélateurs mis en branle par la marche, en questionnant la possibilité de créer du texte à partir de ces pas, en explorant dans les démarches des personnes que j’observe ce qui raconte leur rapport aux autres, à leurs héritages socioculturels, à l’environnement qui les entoure et à eux-mêmes, dans un dispositif où mon corps est lui-même impliqué puisque convoqué par l’observation et la performance pour composer et/ou restituer cette écriture des pas.
Lors de l’une de ces performances, je marche au ralenti à contre-courant d’une foule de passants à La Défense : celle-ci avance d’un rythme beaucoup plus rapide que le mien, mon pas lent dissone, il jure dans ce tableau avant moi uniforme. Cette lenteur semble être une provocation, un acte radical. Si pour David Le Breton, sociologue spécialiste de la marche, celle-ci est une rare “célébration de la lenteur1” — ce qui a d’ailleurs constitué une de mes motivations à en faire un objet de recherche et de pratique dans une société en constante accélération (phénomène parfaitement décrit par Harmut Rosa2)— j’ai souhaité interroger la lenteur au carré de la marche au ralenti dans le cadre d’un processus de création artistique : la marche étant déjà un acte de déploiement de l’espace et du temps, contre-point au “rétrécissement3” de ceux-ci dû à la vitesse des nouveaux moyens de déplacement, de communication et d’être, qu’en est-il de la marche lente ? Que peut-elle produire ou interroger de plus que cet acte de résistance à ce que j’ai nommé un “rétrécissement du corps” enclenché par ce rétrécissement de l’espace et du temps ?
Les pas expressément lents des personnages de Vivant Denon, repris par Kundera dans La lenteur ((Milan Kundera, La lenteur, Paris, Gallimard, 1995 ; le court roman de Vivant Denon, auquel Kundera emprunte ses personnages, maîtres en l’art du ritardando, ralentissant leurs pas à dessein, se nomme Point de lendemain, dont la première parution date de 1777.)), m’ont permis de mettre en lumière la potentialité expressive et mémorielle d’une marche au ralenti. Des pas lents qui créent de l’émotion et de la mémoire (N’est-ce pas là le propre d’un objet d’art ?), des pas qui, en ralentissant le cours des choses, nous permettent de les assimiler, de les rencontrer pleinement, et qui m’ont paru faire écho à ceux des personnages mis en scène par Claude Régy et Robert Wilson. Par un recours quasi systématique à une décélération de la marche, ces metteurs en scène semblent se rejoindre dans un travail de désobstruction de l’espace, visuel et sonore, et de redéploiement du temps.
Un travail qu’on pourrait imaginer répondre à l’appel d’Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention ((Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.)) sur le rôle primordial à jouer de l’art dans un phénomène sociétal croissant d’érosion de l’attention, une attention dispersée, saturée par une constante sursollicitation de celle-ci. L’expérience esthétique détient le pouvoir, selon Citton, de déplacer nos objets d’attention et nos façons de porter attention en modifiant notre perception de l’espace-temps.
Cette hypothèse se vérifie dans le cadre d’une pratique artistique de marche lente. Parmi celles convoquées, on retiendra l’édifiante performance de Robert Wilson, Walking, qui propose aux spectateurs de prendre part à une marche collective ultralente de 5 heures, une altération de la perception de l’espace et du temps ayant effectivement été unanimement ressentie par tous les participants à cette expérience. Cette extrême lenteur génère une hyperattention, tant aux autres qu’à soi.
J’ai pu moi-même éprouver ce phénomène lors de performances de marche au ralenti dans l’espace public, une extrême lenteur qui s’est révélée vectrice d’une double attention essentielle à mon projet d’écriture-performance. Si marcher lentement a aiguisé mon attention, m’a rendue disponible à ce qui m’entoure et m’a permis de collecter de la matière pour mon écriture, performer cette marche au ralenti a aussi attiré l’attention de passants devenus spectateurs. La lenteur de la marche produit donc ici du spectacle et de l’écriture, en me faisant devenir et spectatrice et actrice d’un récit en devenir qui ne semble pouvoir être saisi que dans ce rythme particulier, un rythme qui autorise le déploiement d’un nouvel espace d’expression, d’attention et de création.
Juliette Laurent est artiste-interprète et doctorante en pratique et théorie de la création littéraire sous la direction de Jean-François Puff et Laure Limongi à CY Cergy Paris Université. Sa démarche créative porte notamment sur la déambulation lente comme acte performatif. Elle interroge et explore les interactions entre écritures et performances à travers sa pratique de comédienne, en particulier pour l’auteur et metteur en scène Nicolas Turon dans le cadre de l’étonnant dispositif du Roman de la Rue, mais aussi à travers sa pratique d’enseignante lors d’ateliers de lecture performée à CY Cergy Paris Université et pour l’Institut Français Culturel de Luanda en Angola, ou encore dans le travail de mise en corps et en voix d’auteurs interprètes qu’elle a mené dans le cadre du programme Monologuer du Centre d’Études et de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Arts et Cinéma (CERILAC) à l’Université Paris Cité.
Slowmo en autosuffisance ou un nouvel éloge de l’acte artistique lent !
Marie Julie
“Progresser sans croître“, Jean-Baptiste Farkas.
Yasmine Attoumane, Laurent Tixador, Jean-Baptiste Farkas et Alexandra Péron-Diop ont des praxis artistiques aux temporalités longues. Nous tenterons, dans une lecture performée de questionner celles-ci : est-il possible de s’émanciper des rythmes de l’hyperprésence actuelle pour se recréer un temps à soi, où les œuvres en gestation prennent le temps de grandir dans leurs espaces ? Dans cette géographie du ralentissement du geste, ces nouveaux Bartleby choisissent plutôt de “progresser sans croître”.
Yasmine Attoumane installe son observatoire d’études dans la rivière limitrophe de son lieu de vie, la rivière des Galets, à l’île de La Réunion. La dimension temporelle du travail d’Attoumane invite à une forme d’ubi sunt, dont la prima materia est ce qu’elle rencontre dans le lieu arpenté. Malgré l’hyperprésence médiatique que nécessite la profession de plasticienne, Attoumane se tient sur une rive, où le temps de la recherche est “d’être une éponge” aux histoires de l’eau des fleuves et des rivières.
Laurent Tixador, bricoleur low-tech, marche et développe des gestes artistiques telles des expériences immédiates de là où ceux-ci se déploient. Alchimiste, il s’empare “des déchets” dans une économie décroissante, aux motifs récurrents d’une esthétique de la survie tels que l’abri ou la cabane.
La lenteur du faire4 de Laurent Tixador préfigure celle du “vivre très lentement” des modes d’emplois de Jean-Baptiste Farkas, parmi lesquels figure l’IKHÉA©SERVICE N°24 SLOWMO, “Le ralentisseur”. Farkas aiguise “son art prestataire de la décroissance“. Par un ralentissement du geste, il met les êtres en présence au défi de vivre selon un autre rythme qu’il définit. Avec des complices, il détourne des rituels comme celui du bar de vernissage.
Alexandra Péron-Diop, quant à elle, est une artiste curactive. “Curaction” définit sa praxis artistique comme “invisuelle” et désigne “un état d’être de l’individu qui tendrait toujours à soigner l’autre avec bienveillance5”, que cet autre soit un être vivant ou un objet. L’engagement social caractérise ses curactions qui s’écrivent dans le temps long et qui, le plus souvent, se propagent de manière confidentielle.
En conclusion, nous formulons l’hypothèse qu’une lenteur féconde est celle où l’artiste s’exile, fait l’école buissonnière dans des lieux-frontière où il s’affranchit des injonctions et assignations sociétales liées à son métier et à son statut.
Artiste indisciplinée, la praxis et la poíēsis de Marie Julie se nourrissent de voyages, de rencontres, d’espaces-temps contemplatifs, d’altérité écopoétique et des paysages singuliers de La Planète. Ses propositions artistiques sont métisses. Elle privilégie l’expérience d’une production artistique à son résultat efficient. Elle y questionne les dimensions cachées et les forces poétiques des actes artistiques, discrets et furtifs.
Session 4 : La lenteur à l’écran
Un cinéma qui prend du temps pour créer de la mémoire
Jimena Castañeda Febvre
Mon travail de recherche propose d’établir les éléments permettant de comprendre comment, grâce à une poétisation de la violence sociale et politique vécue en Colombie pendant les soixante dernières années de conflit armé interne, émerge une identité cinématographique transnationale dans les films colombiens produits à partir de 2003, année d’instauration d’une nouvelle loi en soutien au cinéma indépendant.
Dans le cadre de la présente communication, j’envisage des pistes pour expliquer la poétisation de la violence dans le cinéma colombien contemporain à travers la forme stylistique et narrative des films, en considérant la lenteur comme un élément esthétique propre à cette cinématographie.
Un aspect thématique déterminant des films que j’étudie réside dans la mise en lumière des populations les plus affectées par le contexte socio-politique colombien, celles que je nomme les invisibles. Prenant en compte le modèle d’analyse de la Poétique du cinéma de David Bordwell, j’examine formellement un aspect stylistique fondamental à la détermination de leur mise en lumière : le recours à la lenteur dans la narration qui, comme un effet de loupe, amplifie stylistiquement la visibilité de ces sujets et de leurs problématiques.
À partir des séquences d’ouverture de trois films de mon corpus, La Barra (2009) de Oscar Ruiz Navia, La Sirga (2014) de William Vega et La Terre et l’ombre (2015) de César Acevedo, je procède d’abord à une analyse critique grâce à un examen formel de la narration et du style. Puis je réalise une étude contextuelle qui me permet d’observer en quoi les films évoquent leur époque de création, pour enfin esquisser la manière dont la lenteur est perçue et comprise par le spectateur, qui se l’approprie. L’étude comparative des trois films démontre que des formes stylistiques associées à la lenteur évoluent en une norme narrative commune nécessaire au récit dans leur contexte historique de création.
La lenteur, en tant qu’aspect esthétique et narratif des films analysés, mène à un espace-temps contemplatif propice à une observation plus fine de ce qui échappe au spectateur à un rythme plus pressé, lui laissant de ce fait une marge de réflexion et d’appropriation personnelle. En exposant de près des vies colombiennes invisibilisées par un contexte de violence sociale, les réalisateurs matérialisent leur prise de conscience, en donnant forme aux spectres qui affectent ceux qui subissent le conflit armé. Comme tout rite de passage suscitant un changement, l’expérience traversée pendant les films finit par acquérir une forme de mémoire, vectrice de justice poétique des invisibles.
Jimena Castañeda Febvre est doctorante contractuelle en études hispanophones à CY Cergy Paris Université sous la direction de Julie Amiot Guillouet, en co-tutelle avec l’Université Nationale de Colombie. Son champ d’étude porte sur le cinéma colombien contemporain transnational en tant qu’objet d’étude pluridisciplinaire où se rejoignent les études cinématographiques et les sciences sociales.
Notes
- David Le Breton, Marcher la vie, un art tranquille du bonheur, Paris, Métailé, 2020. [↩]
- Notamment dans ces deux ouvrages parus aux Éditions La Découverte, Accélération : une critique sociale du temps (2010) et Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive (2012). [↩]
- J’emprunte ce concept de “rétrécissement” de l’espace et du temps à Harmut Rosa, op. cit. [↩]
- Ce concept est développé par Marie Julie dans un essai en cours d’écriture sur les praxis artistiques de marges, NDE. [↩]
- Extrait de l’essai en cours d’écriture par Marie Julie, mentionné plus haut, NDE. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Inès Rodrigues (20 avril 2023). Comptes rendus de la journée d’étude “La lenteur” du 19 septembre 2022. Carnet des doctorants d’Héritages. Consulté le 6 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/nuk5